Accéder au contenu principal

Réalité alternative

« Drang nach Osten » avait un sens différent pour l’Allemagne et pour l’Autriche-Hongrie : pour l’empire à deux têtes, c’était le moyen d’accéder aux sources de pétrole de la Turquie, qui englobait, à l’époque, la plus grande partie du Moyen-Orient. Pour le Reich, c’était l’élargissement de son « espace vital » au détriment des sous-hommes slaves : une conquête de l’Est et de ses ressources. La conséquence de cette idéologie fut des dizaines de millions de morts — Russes, Polonais, Serbes, Tchèques, Slovaques… Pendant une guerre sauvage, indigne, contre la population même, le plus grand génocide depuis l’invasion du nord de l’Inde par les musulmans. Cette idéologie ne fut jamais condamnée : il ne faut jamais oublier que l’effort militaire allemand, pendant les deux guerres, avait été financé en grande partie par les États-Unis, qui avaient, tant en 1919 qu’en 1945, tout fait pour protéger les intérêts de leur plus grand partenaire économique… Et de leur plus grand débiteur.

Cette xénophobie systémique dirigée vers le levant et le midi, selon laquelle les Slaves sont des sous-hommes, les « Russes » les vilains et les Balkans une poudrière de peuples arriérés et sauvages – a été déviée et entretenue après la Seconde guerre mondiale, pour les besoins de la lutte contre la classe ouvrière (N’oublions pas que les acquis sociaux n’ont été possibles que par le fait de l’existence de l’Union soviétique qui donnait un exemple aux syndicats et aux partis communistes.), et pour entretenir une animosité contre l’USSR, dont les richesses aguichaient la convoitise des capitalistes occidentaux.

Le monde du tennis n’étant qu’un microcosme, on peut constater l’abus de ce préjugé pour les besoins du marketing dans la formation de l’opinion publique : il a été dirigé contre Lendl, contre Navratilova, et aujourd’hui plus que jamais, contre Djokovic. Mais jamais cela n’a été fait si systématiquement qu’à présent, quand l’enjeu financier est le plus grand, et ce pour deux raisons, qui méritent d’être développées séparément.

La première est liée à Nike, IMG, et la manière dont IMG contrôle les revenus des joueurs. À partir des années 90, IMG et Adidas avaient réussi à monopoliser le marché du tennis. Alors qu’au temps de la concurrence de nombreuses compagnies de vêtements sportifs, de fabricants de raquettes, beaucoup de joueurs étaient sponsorisés convenablement, on avait vu un gros changement s’opérer : les meilleurs gagnaient de plus en plus, et tous les autres, de moins en moins. Il n’y avait, d’ailleurs, aucun besoin de payer beaucoup de joueurs : les deux ou trois grandes vedettes étant obligées de jouer tous les tournois importants – et télévisés – la promotion médiatique pouvait être centrée sur eux. La domination de Federer, auquel on avait joint Nadal dans un tour de force publicitaire, avait facilité les choses et amené à son aboutissement un processus qui s’était accéléré au début de l’ATP moderne.

Car il faut bien comprendre ce qu’est l’ATP d’aujourd’hui. Alors qu’au temps de Philippe Chatrier la FIT maintenait, tant bien que mal, l’équilibre entre l’association de joueurs et les intérêts des tournois, la contre-révolution « sur un parking » de 1988 permettait aux organisateurs de tournois un hold-up monumental : en échange de promesses vides ils écartaient la FIT et s’accaparaient le circuit. Je dis promesses vides, car les joueurs, l’argent promis – et c’est ce dont il était question, comme toujours – ils ne le verront jamais. Bien au contraire : des événements comme le championnat de la CEE à Anvers, dont la bourse était proportionnellement bien supérieure à celle de Roland Garros, par exemple, deviendront impossibles. L’ATP fera tout pour protéger les masters et leur revenus. Mais pas seulement les masters, mais aussi, très rapidement, une agence et des sponsors qui s’étaient fortement impliqués dans l’ossification des positions de force et de faiblesse au sein du circuit.

Aujourd’hui, quand Novak menace non seulement ces conditions d’exploitation des joueurs digne de l’esclavage, mais aussi l’industrie fédérérienne, il déchaîne une propagande digne de Joseph Goebbels contre lui. Elle est caractérisée par les éléments suivants :

1. Dissimuler ses succès et cacher son importance. Bien que ce soit difficile à faire, on s’en donne à cœur joie. Ainsi, dans les articles en anglais, on ne mentionne presque jamais son grand chelem sur deux saisons – le seul à avoir été remporté sur trois surfaces différentes, ni son bilan écrasant contre Federer et Nadal depuis 2011, joueurs qu’il a dominés complètement. Tiens, ça fait déjà sept ans qu’il n’a pas perdu contre Federer en grand chelem, presque six ans qu’il n’a pas été battu par Nadal au meilleur des cinq sets. Depuis 2012, le Suisse n’a pu remporter de tournois majeurs que lorsque Novak était blessé.

2. Convaincre le public qu’il n’est pas populaire. On dissimule le nombre énorme de ses fans, et on martèle qu’il est avide « d’amour », ce qui n’est qu’une façon de dire qu’il n’est pas aimé. En formulant qu’il est très influent parmi les joueurs avec force de sous-entendu, on en fait un « capo dei capi » sinistre et sournois, une figure sortit de l’ombre qui menace de détruire le monde du tennis. On est en plein dans le monde de Marvel.

Tout ça est bien faux : de ma propre expérience, et avec autant de preuves que les journalistes, je peux affirmer que Novak est le joueur le plus populaire chez la nouvelle génération de fans – une place qu’il s’est forgé à force de victoires improbables, remportées en dépit de tirages au sort défavorables, de conditions de jeu difficiles, et de tous les petits coups bas qui sont le fort des Caujolle, Tiley et compagnie. Et s’il est respecté par les joueurs, qui savent bien à quoi s’en tenir, c’est parce qu’il l’a mérité non seulement par son action en leur faveur, mais parce qu’il a aussi partagé leur pain amer.

Notre civilisation décadente est experte à construire et à croire en une réalité alternative : par exemple, on devient une femme rien qu’en voulant l’être (bon, c’est vrai que je suis un jedi). Le corrélatif est que, quand on ne discerne pas la réalité de la fiction, le vrai du juste, il est impossible de faire la part du bien et du mal. L’essence du message n’a plus aucun poids, seule sa forme est importante. Tiens, ça me fait penser à mes journalistes français qui ne cessent de répéter, quand il s’agit de nos espoirs, « je veux y croire ». Mais l’illusion tient encore à force de répéter les mêmes mensonges. Malheureusement, j’ai bien peur que cette illusion, tout comme les tours encapuchonnées de nuages, les palais somptueux, les temples solennels, devra bientôt se dissiper.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Un mois (ou presque) du blogue

Il est temps de faire un premier bilan du fonctionnement du blogue depuis son début. Les billets La qualité des billets est discutables. Je n'ai guère de temps pour faire les recherches nécessaires ; d'autre part, j'ai déjà discuté de la plupart des sujets que je touche sur d'autres sites, et j'essaie, dans la mesure du possible, d'éviter de me répéter. Ce qui est dissonant est que j'écris d'un point de vue obsolète à des audiences très différentes : une canadienne, une autre française. Ça fait presque trois décennies que je ne vis plus en France, et je suis resté intouché par les changements culturels qui ont vu jour entre-temps. D'un point de vue idéologique, j'appartiens encore à la classe ouvrière disparue ; je pense, qu'après De Gaulle, Georges Marchais était le seul homme politique intègre qu'on ait eu, et je ne lis pas les journaux. Günter Wallraff disait, dans un vieil interview,  que la société se complaisait un peu trop

Another brick in the wall

While my posts are horrendously boring, revolving mostly about tennis, the titles, at least, are intriguing: but it doesn't mean these titles make any sense. And, frankly, writing about tennis is, sometimes, quite distressing: just like finding something new to cook for lunch every day, when you don't have much money. But right now, there are a few interesting topics: the WTF, although Andrew Moss covered most of the hot questions here . Goffin has a good chance to qualify if Cilic loses in the second round against Karlovic, or if he beats Cilic in the third, but his chances are slim, to be honest. The greatest surprise -- without being one -- is Monfils already qualified. Another great topic is the race to the no 1 ranking. Novak has only 165 points more than Andy at the Race, so the player who achieve better results in the last two tournaments will finish first. Although Carole Bouchard tweeted that Djokovic looks "much better than in Shanghai : [...] rested and pret

Tennis dans les coulisses

Alors qu'autrefois la carrière et le règne des champions duraient... tant qu'ils duraient, avec l'explosion de la popularité du tennis, des moyens de communication et la croissance cancéreuse du monde informatique, on a l'impression que ce n'est plus le jeu qui décide de la gloire des vainqueurs, mais le monde corporatif qui attend un retour de plus en plus grand sur l'argent investi. Je me souviens qu'en 2007, Federer, qui, comme moi, n'y avait vu que du feu, se défendait « d'avoir créé un monstre ». On l'enterrait dès les premières défaites inattendues contre Canas. En dépit du fait qu'il allait remporter sept grand chelems de plus -- autant que Wilander, McEnroe, par exemple, dans leurs carrières -- le glas avait sonné : un joueur plus populaire, plus « banquable » existait, c'est là que se trouvait le pognon, et Federer devait faire de la place au soleil. Mais Roger avait sa propre niche -- le monde avec une conception plus tradit