Quelques mots d’abord sur la longueur des carrières.
Quand on compare les carrières de joueurs entre 1980 et 2005, il faut prendre en compte l’évolution des raquettes et des cordages. Ainsi, le seul joueur ayant fait son apprentissage avec une raquette en bois et qui a réussi sa conversion aux outils modernes en carbone a été Jimmy Connors, et il l’a fait trop tard, quand il avait déjà plus de 35 ans. D’un autre côté, John McEnroe a sévèrement payé son style de jeu mal adapté au tennis qui naissait au milieu des années 80. Tout ceci s’est reproduit dans la seconde partie des années 90, quand les cordages ont évolués : il n’y a qu’à comparer les finales de Roland Garros entre Sergi Bruguera et Jim Courier, et, quelques années plus tard, entre ce même Bruguera et Gustavo Kuerten : utilisant un cordage luxilon, Kuerten était capable de dompter sans difficultés le lift de l’espagnol et de remporter cette finale sans accrocs. La longévité d’un André Agassi est également dû à la curiosité de son entraîneur, Darren Cahill, et à l’adaptabilité de son tennis aux possibilités offertes par ces nouveaux filaments. La fin de la carrière de Pete Sampras, d’un autre côté, a été causée par son refus des changements que le temps imposait. Aujourd’hui que le matériel s’est stabilisé, l’expérience des joueurs, leur fin savoir tant du jeu que des éléments de préparation, la richesse de leur palette de coups reprend le pas sur l’explosivité et la puissance physique de la jeunesse, et les carrières se prolongent, tout comme dans les années 60. Le tennis stratégiquement simple d’un Rafael Nadal regorge de richesses par rapport à celui de Stefanos Tsitsipas, comme les demi-finale et finale de Roland Garros 2021 ont pu l’attester ; Novak Djokovic, non seulement le plus grand joueur de tous les temps mais aussi le joueur doté de la meilleure technique, intègre dans ses coups longueur, hauteur et effets à un niveau inimaginable jusqu’à présent.
Parlons-en, de Novak Djokovic. Je vois que dans la presse, l’évidence qu’il est le plus grand joueur de l’histoire du tennis professionnel commence à faire jour. En dépit des intérêts financiers adverses, de son combat de Don Quichotte contre l’oligarchie de l’ATP, ses succès et sa base grandissante de fans ont forcé les médias à un peu plus d’équité envers lui. Bien sûr, l’assassinat de son caractère continue à coup de sous-entendus, d’implications verbales, de connotations, et de mensonges purs et simples ; mais la situation s’est améliorée : même le « narrative », les villages de Potemkine des médias sportifs n’arrivent plus à dissimuler l’évidence — que Novak est la force dominatrice dans le monde du tennis, et ce depuis des années : dans son tête-à-tête, il domine Roger Federer depuis 2011 (22-10), et Rafael Nadal, qui est de sa génération, depuis Flushing Meadows 2013 (13-6), en dépit même d’un hiatus de deux ans causé par une vilaine blessure au coude.
Pourtant, nos pseudos experts ont réussi à ignorer non seulement le tête-à-tête, mais aussi ses succès pendant la dernière décennie : plus de tournois du grand chelem remportés que ses plus grands rivaux réunis, un record en nombres de semaines à la place de numéro un mondial, un record en nombre d’années à la tête du classement, le grand chelem sur trois surfaces différentes, le double masters doré, le double grand chelem en carrière — hauts faits jamais réussis dans l’ère open, pour se concentrer sur le seul record qu’il ne possédait pas, s’étant frayé un chemin vers la gloire sur le tard, quand ses principaux concurrents avaient pris une avance presque inatteignable : le nombre total de tournois du grand chelem remportés. Seulement maintenant, quand, après ses victoires à Wimbledon 2019 contre Federer et à Roland Garros 2021 contre Nadal, sur leurs propres turfs, le cours de l’histoire semble avoir tourné en sa faveur, ils changent de disque, pour ne pas devenir la risée de l’opinion publique. Il est vrai, ils prédisent déjà, ils espèrent un faux pas de Novak à Londres, pour repartir de plus belle, et en même temps, ils imposent des objectifs presque inaccessibles (comme le grand chelem en 2021), pour se régaler d’un échec imaginaire. Comme des enfants à la maternelle qui se chamaillent. Je me permets de citer le tweet savoureux de Pavvy G à ce sujet :
Le sombre côté de cette histoire provient du fait que ce n’est pas une question de tennis, de goûts, de fans. Au centre du débat du meilleur joueur de tous les temps, du GOAT se trouve un tas énorme d’argent, qu’un Roger Federer est en train de moissonner depuis des années. Ce titre lui a permis de signer des contrats mirifiques en dépit de la chute abyssale de ses résultats depuis plus de dix ans. Il lui a donné une popularité imméritée et un attrait chez les amateurs occasionnels, égale à celle de Tiger Woods, par exemple, ou Tom Brady, valant son pesant d’or (si j’ai cité Woods et Brady, c’est parce que ne regarde jamais le golf et le rugby américain). Il y a une relation causale directe entre folklore, popularité, et richesse.
D’un autre côté, un Novak Djokovic consacré GOAT représente un danger pour l’ATP telle qu’elle existe aujourd’hui, en tant qu’organisation esclavagiste où les joueurs sont sous-payés, ignorés, où quelques grands tournois dominent et encaissent des bénéfices extravagants. L’aura qu’il obtiendrait de cette manière le protégerait contre les diffamations et la propagande menée contre lui. Une influence effective de la PTPA aiderait aussi les tournois de moindre importance, les 500, les 250, qui, eux aussi, pourraient songer à une part plus équitable du gâteau.
Mais le temps fait bien les choses : une nouvelle génération de fans vient d’arriver sur la scène, une génération qui ne connaît que Novak, et ça commence à changer la donne. Des rencontres épiques et paradigmatiques comme cette demi-finale de Roland, ou la dernière finale de Wimbledon marquent les esprits à tout jamais : Novak remonte du fond de l’abîme pour finir en apothéose. Au bord du gouffre, il trouve la force de créer des miracles. On ne peut pas tout inventer : au fond des mythes, il faut une once de vérité. Le peuple ne consent pas à un incessant lavage de cerveau, même dans notre civilisation occidentale dénaturée, et à la fin, quand les flots sont trop puissants, la digue finit par céder. Un GOAT actif vaut bien plus qu’un GOAT à la retraite, et Federer se dirige vers un retirement à grands pas. Le système éventuellement y trouve son compte : il faudra bien quelqu’un pour jouer la Laver Cup dans quelques années, quand Roger ne sera que capitaine de l’équipe, ou pour attirer huit millions de téléspectateurs français devant la télé. Il faudra profiter des nouveaux consommateurs. Quand on ne peut pas vaincre Djokovic, alors on le rejoint.
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