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La comédie du tennis

Il y a des sujets qui nous déplaisent, des questions qu'on hésite à poser, et, surtout, à se poser. Certaines sont liées à notre idéologie même, à cette conception sentimentale du monde, et, plus précisément, à son cœur : au mythe de la supériorité de « notre » civilisation occidentale, une supériorité technologique, et surtout éthique.

J'écris « notre » entre guillemets car, en réalité, cette « civilisation »  (encore un mot détourné de sens) in fine n'existe pas. Ça ne veut pas dire qu'elle n'est pas en train de naître : l'acculturation est un procès bien engagé, et nos démocraties évoluent vers des oligarchies despotiques et totalitaires, à peine différentes du monde de George Orwell. À défaut de vivre, de penser, on prétend, on se la joue, où « la », plutôt qu'un autre pronom, représente une de ces formes floues, multifonctionnelles, vides d'essence de notre monde dévirilisé. Les analyses d'Emmanuel Todd des structures familiales, et de leur influence sur l'organisation de la société, montrent que la vision du monde des Français est très différente des conceptions anglo-saxonnes et germaniques : d'un côté, universalisme et égalité, de l'autre, hiérarchie non seulement des valeurs, mais aussi des hommes. En fait, bien plus proches des Russes que des Américains, nous n'exterminons pas les vaincus, nous essayons de les incorporer à notre monde.

Dans le microcosme du tennis, tous les sujets qui pourraient provoquer un malaise, ainsi, sont relégués aux oubliettes. On n'ose pas parler de dopage, non pas parce que l'on manque de preuves, mais parce que cette question délicate mettrait en évidence notre duplicité. Ainsi, seuls les Russes peuvent être dopés : bien que l'on sache pertinemment que l'AMA est dans les mains des États Unis, épicentre mondial du dopage, en dépit de témoignages douteux, une partie des sportifs russes vient d'être proscrite des Jeux olympiques. Maria Sharapova, elle, a été piégée dans une affaire invraisemblable, qui ressemble trop à un montage pour ne pas en être un. Parmi les meilleurs joueurs mondiaux, seuls ceux du sud et de l'est sont suspectés, au point qu'un Britannique, dont la métamorphose physique en 2008 a été remarquable, peut se permettre d'accuser directement (« [...] six hours...) ses rivaux directs sans que personne ne pousse les cris de vierge effarouchée habituels.

On ne parlera jamais de tirages au sort bien « assortis », ni de programmation des tournois. Pourtant, ça fait des années que les organisateurs favorisent certains joueurs. L'USO en est l'exemple le plus frappant : le « super saturday » permettait, comme en 2002 pour ne citer qu'un cas, de favoriser considérablement un finaliste au détriment d'un autre. Disons simplement que les organisateurs de ce tournoi ne se sont jamais gênés. La programmation de Cincinnati, où l'on fait jouer dans la chaleur ceux qu'on veut perdre, en est un autre. Roland Garros est très élastique quand il faut ajourner les matches en fin de journée, et la pluie n'y interrompt les rencontres que quand elles durent plus de deux heures une minute. Quant à Wimbledon... on aura tout vu.

Du côté des tirages ausorcelés, les demies des tournois du grand chelem sont devenues la risée même des journalistes « mainstream » tant elles sont prévisibles depuis des lustres. On imite pourtant les autruches devant le foisonnement d'indices statistiques qui dévoilent qu'il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark. Mais, soyons honnêtes, on n'a même pas besoin de statistiques : il suffit que le directeur de l'Australian Open remarque que l'on n'a pas de Fédal depuis des années pour qu'ils s'affrontent ; Murray classé cinquième est inévitablement dans le quart du Söderling, classé quatrième. Cette année, les « coïncidences » abondent : Federer affronte les jeunes stars du circuit à chaque tournoi. À Monaco et à Madrid, Djokovic et Nadal sont dans de différentes parties du tableau, comme d'habitude, et, comme d'habitude, ils sont dans la même moitié à Roland Garros, où, à une exception près, ils s'affrontent le plus tôt possible depuis une décennie.

L'éthique proclamée du sport est une éthique profondément chrétienne : tous devraient y être égaux, et l'important de participer. Dans le monde professionnel, l'équité devrait rester de règle, malgré les enjeux. Mais il serait très naïf de croire qu'un sport qui génère plusieurs milliards par an de revenus, dans notre capitalisme libéral si athée dans sa nature, où plutôt, si protestant -- où les élus sont déterminés d'avance -- reste d'une conception immaculée : tout y est fait pour augmenter les profits, et l'idéal -- un lendemain pas si éloigné, peut-être -- est une comédie dell'arte comme le catch actuel, où, comme l'écrivait Roland Barthes, « le salaud parfait » est opposé au héros, et où l'issue arrangée de la rencontre ne serait qu'expression de la justice.

Et justement, c'est ça qui fait mal : notre perméabilité à cette alliance de malhonnêteté et d'hypocrisie au service du pognon, où les vilains non seulement sont connus d'avance -- ce sont ceux qui n'appartiennent pas à notre monde de beaux et de gentils -- mais sont vilipendés dans une « narrative » dont la fonction est de recréer la réalité à des fins publicitaire, et qui a pour outil la dégénérescence du langage.

Ainsi, un Rafa, autrement très conservatif, devient un rebelle, un révolutionnaire ; cette brute mal-élevée qu'est Murray serait un féministe, un moderne, et bien qu'il ne se fatigue jamais, il semblerait mener une lutte courageuse contre le dopage ; Nick Kyrgios, un servebot, serait un grand talent, alors que Ferrer ne le serait pas, etc.

Benjamin Lee Whorf pensait que les mots affectaient notre conception de la réalité : nous avons rejeté ses conclusions, il serait temps d'y réfléchir à nouveau.

À bientôt.

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