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Talent, tu connais ?

Quand je suis fatigué, déprimé, triste, un des meilleurs moyens pour me détendre est de lire les commentaires sur les fora de tennis. Bon, il y a aussi le vrai faux blog de Marc Rosset, mais rien n'y fait, on sait immédiatement que c'est une parodie, et donc, ça ne fait pas rire dans la même mesure. Rien de mieux que les billets prétendus sérieux pour bien rigoler.

D'abord il y a les mots fétiches. La « classe » par exemple. Ceux qui l'emploient pensent que le mot « classe » -- que j'imagine toujours prononcé avec un a antérieur, long et fermé -- a de lui-même une aura magique, de la classe, mettons. Malheureusement, sa vraie définition est prosaïque : la classe c'est tout ce que fait notre joueur favori, ergo, la « crasse » ce sont les faits et gestes de l'adversaire conspué.

Ensuite, il y a le « génie ». En tennis, ce mot n'a pas les significations habituelles. Loin de là. Son sens est assez flou, pas toujours facile à cerner. Par exemple, dans le cas de Benoit Paire, le « génie » c'est de finalement réussir une amortie après en avoir loupé six ou sept. Dolgopolov, lui, son génie c'est de jouer des revers coupés parce qu'il bouge mal, ce que fait également Tomic, mais chez lui c'était du génie il y a deux ou trois ans, alors qu'aujourd'hui, surtout depuis qu'il conduit une ferrari à Miami, ce n'en est plus. Le génie de Kyrgios, c'est de bien servir ; Isner fait la même chose, mais lui, c'est un « serveboat ». De tout les génies, j'ai un penchant pour Génie Bouchard, bien que, quand il m'arrive de lire ses interviews, j'arrive à penser qu'elle serait plutôt génisse.

Un synonyme de « génie » pourrait être le syntagme « jeu stéréotypé ». Par exemple, Federer et Djokovic jouent les mêmes enchaînements au service : le plus courant est le service à l'extérieur suivit par un coup côté avantage. Chez Federer c'est du génie, chez Djokovic du jeu stéréotypé. Comme ils font la même chose, j'en conclus que « génie » et « jeu stéréotypé » veulent dire la même chose. Ainsi, DelPo est un génie, Raonic est une brute. Bon, adoucissons, adoucissons : DelPo est une brute géniale. L'emploi de ces synonymes est loin d'être aléatoire : par exemple, Murray, dont le jeu se base sur un bon premier service et une défense à outrance, ben, c'est un génie. Djokovic, lui, c'est un robot, bien qu'il monte au filet plus que n'importe qui dans le top cinquante hormis Federer. Nadal est une brute, mais au moins, il a la grinta -- si au moins je savais ce que grinta veut dire... J'aimerais aussi comprendre le syntagme « faire rêver » : est-ce que ça inclut les cauchemars ? Parce que si « faire rêver » signifie n'être pas capable de gagner quand le service n'est pas au rendez-vous, ou monter quatre fois de suite à la volée pour se faire passer quatre fois de suite, j'ai des doutes. Bon, les filles, j'arrive encore à piger -- moi aussi, Sharapova me fait rêver, puis j'ai une voisine...

Finalement, parlons de « talent ». Là aussi, je dois manquer d'intelligence, car j'y pige que dalle. Chaque fois que je lis des commentaires, des blogues, ou quand je parle avec des entraîneurs, je crois comprendre que « talent », ça veut dire être grand, très costaud -- genre 190, 90 kg -- avoir un service meurtrier, et appartenir à une riche fédération. Ainsi, Kyrgios, Zverev ont du talent. Par contre, Stefan Kozlov, pas sûr. Filip Krajinovic, le mec avec les meilleurs coup droit et revers parmi les moins de 25 ans, non plus. Mais on n'est pas obligé de s'arrêter aux jeunes, aux juniors, on peut partir du sommet : Djokovic, pas de talent, Murray, talent, Nadal, pas de talent, Federer, talent, Ferrer, pas de talent, DelPotro, talent. Un peu moins cossu : Gulbis, très grand talent (pour dire des âneries, très, très, très grand talent), GGL, pas de talent.

Ça me fait quelquefois penser à une comptine : am stram gram, pic et pic et colégram, tiens, voilà du talent ! C'est un peu invisible ce talent, pour citer Stéphane Robert, plutôt même ténu en fin de manche, comme notre cher Stéphane le sait bien.

Tout ce qui fait le monde des grands se reproduit dans le monde des petits : ainsi, j'ai eu des divergences d'opinion avec tous les entraîneurs de notre petit club sur cette notion si prisée. J'avais noté, chez les deux premiers entraîneurs, que le talent était très dépendant des parents : parents riches, prêts à payer -- talent. Parents ouvriers, paysans, chômeurs -- non, désolé, rien à faire. Ensuite, chez le troisième, c'était en fonction de la taille : garçon ou fille précoce, de grande taille -- talent. Mais ce troisième, un être bon et adorant les enfants, on peut encore lui pardonner, car talent ou pas, il restait très dévoué à ses élèves, travaillant plus qu'il n'était payé, gratuitement en certains cas, une chose bien rare, aujourd'hui.

Ainsi, le talent, dès l’âge tennistique le plus tendre, est une fonction non seulement de la constitution physique, mais aussi de l'aisance (comme la philosophie, d'ailleurs) : j'ai vu beaucoup d'enfants qui auraient eu énormément de talent s'ils avaient pu se payer les services de l'académie Pilic (qui a fait faillite), plus d'attention et de cours individuels.

Le talent est aussi une fonction du matériel employé : si vous vous demandez pourquoi Murray est incapable de changer son coup droit, regardez de près la raquette avec laquelle il joue, avec son swingweigth de près de 400 gr. J'ai vu des enfants peiner parce leur raquettes étaient trop lourdes, et les cordages d'usine n'agrippaient pas. Le cas de Cédric Roelant est sur ce point assez instructif : forcé depuis ses plus jeunes jours à utiliser une raquette trop lourde pour de meilleurs résultats, il a dû renoncer à une carrière professionnel à l'âge de 18 ans, suite à une blessure chronique de l'épaule.

J'ai dû m'éduquer, parce que ceux qui devaient faire attention s'en fichaient complètement. Les quatre enfants que j'ai actuellement sous ma tutelle tennistique ont tous dû régler des problèmes de tension et de cordages, eu égard que changer les raquettes était impossible. C'était au moins ça.

On parle tellement de talent pour masquer le manque de travail et de compétence. Chaque changement physique (dû à la croissance, par exemple), implique une redéfinition technique du jeune joueur, et nécessite un redressement constant, à chaque séance. Même le changement de surface saisonnal perturbe le jeu : de la salle au rebond bas à la terre battue, et les gosses qui avaient oublié de reculer pour frapper la balle à une hauteur adéquate commencent à se lever sur la pointe des pieds à l'impact, bien souvent au dessus de l'épaule. Des semaines sont nécessaires pour trouver les bonnes marques et les justes réflexes. À l'automne, tout est à refaire mais dans le sens inverse : cet effort d'adaptation reste primordial.

Chaque tranche d'âge dans la compétition joue un tennis aux règles différentes, et par confort, dans la course aux résultats, on laisse faire, sans passer, ou repasser par les fondamentaux. Mon garçon a récemment affronté dans un tournoi un prétendu grand talent, gaucher comme lui, avec lequel il avait partagé le même entraîneur il y a deux ans. Ce futur champion est déjà passé maître du moonballing, mais deux ans après leur première rencontre, il ne sait pas encore ouvrir les angles, attaquer en parallèle contre un autre gaucher, sa volée de revers reste inexistante et son service piètre. Un bon retour de service, de la patience sur les balles hautes, et des coups moins appuyés, moins longs, ont suffi à le déboussoler.

Pourtant, il est doué d'une vraie intelligence du jeu ; seulement, on le lui avait jamais appris à jouer des balles molles et basses. Je remarquais aussi la faute habituelle des débutants, qui, au lieu de choisir la trajectoire la plus courte, suivent d'abord la ligne de fond -- au bout de cinq ans de tennis il continuait à le faire, tant il était habitué aux mêmes schémas de jeu, où l'adversaire essayait de percer sa défense par des coups forts et risqués.

Le tennis est devenu une industrie de luxe, et on n'a plus le temps. Le focus est sur la chasse au fric, et les jeunes joueurs sont devenus des Big Macs, avec un sélection hâtive et stochastique. Tous ceux qui n'ont pas grandi à temps, n'ont pas remporté de tournois assez jeunes et sont restés sans aides, ceux qui ont craqué sous l'ambition de leurs parents et de leurs entraîneurs (car il ne faut pas l'oublier, cette ambition ; la dimension intellectuelle de nos coaches est illustrée par la phrase désormais célèbre de Roger Rasheed, qui expliquait que pour gagner, Djokovic devait rester mentalement fort dans son mental), ceux qui se sont blessés, n'ont pas de talents.

Pourtant, c'est l'intelligence du travail et l'amour du jeu qui devraient constituer les sèmes de ce mot vague, son « intention ». Le physique et surtout la chance les deux autres. Un Darcis, Smyczek, un Schwartzman sont, pour moi, de grands talents. J'aime RBA, GGL, et j'estime Raonic de plus en plus. Simon est resté prisonnier de ses défauts, bien que ces défauts lui aillent bien. Et même après l'avoir vu encaisser un 6-0, 6-1, 6-1, je trouve de plus en plus de talent à Nico Mahut. Les joueurs polyvalents, comme Djokovic et Federer, qui continuent à se redéfinir et progresser à un âge avancé, évidemment, sont les plus grands talents, et même un Nadal, qui a réussi à devenir ce qu'il est en dépit de l’amateurisme notoire (1) de son staff, et qui, ces derniers temps, change les contours de son jeu.

À bientôt.

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(1) Sur ce sujet, voir la biographie de Rafa.

Commentaires

  1. 'Brillant' billet! Un pur délice à lire: Merci!

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  2. Eugenie Bouchard n'aura fait que passer dans ce US Open. Elle jouait contre Katerina Siniakova, une joueuse que je ne connaissais pas, et elle n'a pas mal joué du tout. A regarder jouer Siniakova, on n'aurait jamais pu deviner son vrai classement tant elle jouait bien et même très, très bien. En fait, elle ressemblait à une top 10.

    Curieusement, son jeu et son attitude faisait penser à Monica Seles. C'est une jeune joueuse de 20 ans dont on risque d'entendre parler. Elle a d'ailleurs déjà dit qu'elle visait le 1er rang mondial; le talent est indéniable et donc, on verra bien!

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  3. Je ne regarde pas tellement le tennis féminin, car c'est l'exemple même de la recette facile : rare sont les joueuses complètes, et il est difficile de trouver des profiles différents.

    Dans le bas du tableau masculin, c'est l'hécatombe des têtes de série.

    Le cas de Djoko ne s'annonce pas bien : Rio a été une grande erreur.

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